Discussion de carrière au plus haut niveau

David Durrleman, cofondateur de la licorne Shift Technology, explique sa décision de quitter la place de Directeur Technologique (CTO) pour devenir Fellow Engineer.

David Durrleman, cofondateur de la licorne Shift Technology, a annoncé fin octobre 2022 quitter sa place de Chief Technology Officer pour occuper une nouvelle fonction au sein de l’entreprise : Fellow Engineer. Événement majeur dans la vie de l’entreprise et de l’entrepreneur dont on parle trop peu à mon goût ! J’ai décidé de mettre en lumière cet humble passage de relais. Pourquoi maintenant ? Comment recruter son successeur ? Comment trouver sa nouvelle place et définir le scope de sa nouvelle mission ?

Shift Technology est un fournisseur de solutions de détection de fraudes, d'automatisation et d'optimisation des décisions et gestions de sinistre basées sur l'IA pour le secteur de l'assurance. Créée en 2013, l’entreprise a depuis connu une croissance exponentielle. En moins de 10 ans, sa valorisation dépasse le milliard d’euro, ce qui lui fait gagner son écusson de licorne française en 2021.

Diplômé de l’Ecole Normale Supérieure en informatique, David fait sa première partie de carrière chez Goldman Sachs avant de cofonder Shift Technology avec Eric Sibony, le Chief Scientist Officer et Jeremy Jawish, Chief Executive Officer. Entreprise dont il a développé les premières lignes de code et amené l’équipe de Recherche et Développement à 300 personnes.

A quoi ressemble Shift Technology aujourd’hui ?

Aujourd’hui Shift Technology est présent dans le monde entier. On compte une centaine de clients, dans 35 pays. Avec 600 personnes et 41 nationalités en son sein.

Le produit historique se concentrait initialement sur la détection de fraude. Aujourd’hui, on a étendu la solution à l’ensemble du cycle de vie d’une police d’assurance, de la souscription à l’indemnisation en cas de sinistre. On aide les assureurs à répondre plus rapidement et à rembourser de manière plus juste leurs assurés grâce à l’automatisation et à l’intelligence artificielle.

L’une de nos ambitions est d’attaquer l’assurance santé aux Etats-Unis, le plus grand marché d’assurance au monde, tout en continuant à affiner nos outils pour permettre aux assureurs de prendre les meilleures décisions.  

Quelle est l’organisation de l’équipe technique ?

La tech est scindée en deux pôles :

• Le Pôle Tech, composé d’une centaine d’ingénieurs. Sa mission est de développer et maintenir le logiciel sur lequel l’équipe data déploie son modèle d’analyse. Ce pôle gère aussi l’infrastructure, la production, la qualité, etc. Il y a enfin une forte dimension cybersécurité compte tenu des données sensibles que nous sommes amenés à gérer.
• Le Pôle Data, composé de 200 personnes. Cette équipe développe nos modèles d’analyse, est responsable des résultats obtenus, et participe également à la relation client. Elle est typiquement organisée par produit et par géographie, chaque pays ayant ses enjeux spécifiques.

Les équipes R&D sont organisées en squads cross-fonctionnelles.

Peux-tu m’expliquer ce choix de passer le relais à un autre CTO ?

Mon rôle de CTO a énormément évolué depuis la création de Shift. Au fil du temps, mes responsabilités sont devenues principalement de décider plutôt que d'agir, et mon impact, bien que majeur, était de plus en plus indirect. Or, j'ai réalisé que le fait de pouvoir creuser un sujet technique et participer à trouver et construire la solution adéquate me manquait. J’ai eu envie de revenir à une fonction plus hands-on 🙂

Cette décision est issue d’une longue réflexion que j’ai menée avec Jeremy, mon associé et CEO de Shift.

“Même au plus haut niveau, on peut avoir des discussions de carrière.”

Quelle a été ta réflexion et pourquoi maintenant ?

Il n'y a pas eu d'élément déclencheur, c'est plus un cheminement qui a mûri avec les années, fruit d'une prise de recul sur mon parcours, sur ce que j'ai appris et qu’il me reste à apprendre, sur ce qui me motive, tant professionnellement que personnellement.

Bien sûr, ce n'était pas une décision facile à prendre, et il y a eu des moments de questionnement et de doute : "Comment et à qui en parler ?", "Est-ce le bon moment ?", "Quelle est la meilleure décision pour l’entreprise ?" sont quelques exemples parmi les nombreuses questions que j'ai pu me poser pendant ce cheminement.

Au fur et à mesure que j'ai pu y apporter des réponses, avec l'aide précieuse d'un petit cercle dans la confidence, nous avons construit un plan qui nous a permis d'aborder la suite avec confiance, parce que nous savions qu'en l'exécutant on maximiserait le potentiel de réussite.

En réalité, cela fait des mois que je travaille à cette passation. C’est la concordance d’une équipe autonome et l’identification de la bonne personne pour me succéder qui concrétise aujourd’hui ce passage de relais.

“Il fallait que ce soit le bon moment pour Shift Technology.”

Quel conseil donnerais-tu à un autre CTO ?  

“Le principal conseil que je donnerais ne s'applique pas qu'aux CTO, mais à tous : c'est facile de se trouver des excuses pour ne pas se poser de questions importantes sur son parcours, sur son avenir.”

À mon avis, il n'y a pas de bonne excuse, pas de mauvais moment. Il ne faut pas non plus se sentir égoïste de penser à soi. Même en tant que cofondateur, avec toutes les responsabilités que cela implique, j'ai (et nous avons) fini par comprendre que ce changement était ce qu'il y avait de mieux pour l’entreprise, pas seulement pour moi. Toute organisation a intérêt à écouter ses talents et à les mettre dans les meilleures dispositions pour s'épanouir sur le long terme.

‍Comment fait-on pour recruter son successeur ?

Pour que Shift puisse continuer sur les bons rails, il nous fallait une perle rare ! Nous avons fait appel à un cabinet spécialisé dans le recrutement des profils exécutifs. C’est l’expérience et les compétences de Marc Jones qui l’ont fait sortir du lot. Marc, ex-IBM, a accompagné Alkemi jusqu’à son introduction en bourse. Il est à la fois très bon techniquement et excellent leader, c’est rare d’avoir les deux.  

Quelle est la nouvelle organisation ?

“L’organisation ne change pas, Marc prend 100% des responsabilités du mandat de Chief Technology Officer.”

On ne découpe pas le rôle du CTO, c’est moi qui change de rôle.

Quel est ton nouveau rôle : Fellow Engineer ?

Fellow, ça veut dire compagnon. Il y a deux significations à ce mot selon moi :

• Contributeur individuel expérimenté, à la manière d’un Compagnon du Devoir. En tant que cofondateur et premier développeur de l’entreprise, j’ai développé une expertise dans mon métier d’ingénieur et une très large connaissance des spécificités du produit, de l’entreprise, du marché. Je m’engage à transmettre mon savoir à l’équipe.
• Coéquipier. Je redeviens un ingénieur comme les autres. Aux Etats-Unis, l’expression “my fellow Americans” veut dire “mes chers compatriotes”.

“Je suis un compatriote de Shift Technology 🙂”

En ce début d'année, la transition est finalisée, et on affine la définition de mes premières missions. Un sujet qui m'intéresse beaucoup, parce qu’il est aussi passionnant qu’important pour la réussite future de Shift, est celui de l'efficacité de nos Data Scientists, lorsqu’ils configurent, déploient et améliorent nos solutions et frameworks. Je pense et espère pouvoir apporter ma pierre à ce problème clé dans les prochains mois.

Comment avez-vous défini ce nouveau rôle ? Pourquoi ne pas prendre un poste de vice-CTO ou tout simplement quitter l’organisation ?

Ce nouveau rôle a l’avantage d'être dans le sweet spot entre ce qui me passionne, et ce dont l’entreprise a besoin en ce moment. Il n’a délibérément rien à voir avec un rôle de VP ou autre vice-CTO ou co-CTO, qui n’aurait pour seule conséquence que de rendre l’organisation plus confuse, compliquer la vie de notre nouveau CTO Marc, ainsi que la mienne d’ailleurs 🙂

“Les décisions franches sont les meilleures.”

Enfin, la possibilité même de pouvoir changer de trajectoire tout en restant chez Shift, cette compagnie que j’ai créée, qui m’a tant donné et tant appris, et qui a encore plein de belles aventures devant elle, est une grande chance, et je suis très heureux de pouvoir profiter de cette opportunité.

Comment as-tu géré la transition ?

J’ai préparé le terrain longtemps à l’avance. J’ai pris le temps de déléguer un maximum de responsabilités à mes leaders en amont de l’arrivée du futur CTO. On a testé et je les ai accompagnés. Je dirais que ça a permis une transition en douceur, pour Marc, l’équipe et moi.

L’autre aspect qui a bien aidé, c’est qu’on a eu le temps. Une transition sans pression, c’est beaucoup plus facile que lorsque le CTO historique est sur le départ voire déjà parti !

Quelques mois se sont écoulés, j’imagine qu’en tant que CTO cofondateur, tu dois garder une certaine aura dans l’organisation. As-tu entièrement laissé la place ?

Marc est bien on-boardé aujourd’hui, et a intégralement repris mes responsabilités. Il est en train d’affiner avec l'équipe notre stratégie pour 2023 et les années à venir.

Bien sûr, je reste co-fondateur et ancien CTO, et à ces deux titres ma porte est ouverte, et je suis consulté régulièrement sur différents sujets, aussi bien stratégiques que de l’ordre du détail. En faisant bien attention à ne pas créer de confusion ou imposer une vision différente, je me mets au service des autres, et notamment de notre nouveau CTO, plutôt que de me positionner en décideur.

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