La vision business du CTO, c’est le job du CEO
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4.10.2022
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Sébastien de Lafond

La vision business du CTO, c’est le job du CEO

"Pour pouvoir prendre les bonnes décisions, le CTO doit avoir une compréhension claire de la vision, du timing, des ressources financières dont il va disposer et du niveau d'activité qui va être attendu. Et ça c’est le job du CEO."

Retour sur la relation CEO - CTO et la place du CTO au comex. Pourquoi est-il si important que Tech et Business dialoguent ? Quel est le niveau d’implication attendu du CTO dans la stratégie de l’entreprise et inversement ? Comment fait-on pour muscler une culture business et construire un binôme fort ?

Sébastien de Lafond a une vision limpide des droits et devoirs du binôme CEO-CTO, forgée par sa longue expérience, d’abord aux boards d’entreprises technologiques européennes et américaines, puis aux manettes de MeilleursAgents.

Sébastien se spécialise dans la tech à Boston puis à Londres chez Montgomery Securities dès le milieu des années 90, en tant que banquier d’affaires d’abord puis il monte son propre fonds de capital risque en 1999 à Londres, investissant près de 180 millions d’euros dans une vingtaine de startups tech européennes. De retour en France, il poursuit l’aventure entrepreneuriale avec succès en co-fondant MeilleursAgents qui a pour mission de fabriquer de l'information immobilière fiable, transparente et accessible à tous. L’entreprise marque l’année 2019 en faisant l’un des plus beaux exits de la FrenchTech, grâce à sa vente 200 millions d’euros au groupe allemand Axel Springer.

Sébastien, Pourquoi est-il si important que Tech et Business dialoguent ? Il n’est pas rare d’entendre le monde tech se plaindre d’un niveau de compréhension déplorable de ses enjeux par son acolyte business, et inversement.

"Aujourd'hui toutes les entreprises sont technologiques, à 100 %... Même les entreprises traditionnelles doivent impérativement devenir technologiques."

La technologie a envahi tous les secteurs et les transforme de l’intérieur. Un CEO ou investisseur doit impérativement avoir une culture technologique, dans le cas contraire, il devient obsolète.

Alors c’est vrai, si je suis le patron de LVMH, il y a un tel actif que je peux ne pas m'en occuper pendant 5 ou 10 ans, la boîte ne va pas péricliter. Mais je pense qu’en réalité, même Bernard Arnault se tient au courant des développements technologiques les plus avancés car il sait qu'une partie de l’avenir de son groupe se joue là.

Sébastien, toi qui a porté les deux casquettes, quel niveau de compréhension tech doit avoir un CEO ou un investisseur ?

Quand on n’est pas ingénieur, ce qui est mon cas, Il faut être curieux de ces choses-là. Choisir la stack technique n'est pas mon job, en revanche, pouvoir en discuter avec mon CTO, comprendre les avantages et les inconvénients en posant les bonnes questions et en écoutant les réponses, ça l’aide dans son processus décisionnel à aller au bon endroit.

En 2009 chez MeilleursAgents, Nicolas Mussat a choisi le Python comme langage de programmation. Ce choix était tout à fait adapté à la data science qui était une part importante de notre activité, mais nettement moins pour la partie générale. Ce choix présentait un risque, qui plus est compte tenu du faible nombre de développeurs sur ce langage en 2009. Et pourtant, comme nos applications clients reposaient sur la data,, c’était le bon choix.

C’est la même chose dans la relation investisseur - CEO. En général, l’investisseur ne connaît pas bien l’activité dans laquelle il investit. Ce qui n’est pas grave en soit, à condition qu’il ne fasse pas “interférence ni indifférence”. L’interférence, c’est quand il te dit ce que tu dois faire alors que ce n’est pas son job. Tandis que l’indifférence, il laisse faire et te dit que ce n’est pas son domaine. L’intérêt et les bonnes questions ont une puissance extraordinaire sur la capacité des gens, et notamment des CTO.

Ça amène à une question plus générale, qu’ attend-t-on d’un patron aujourd’hui ?

La vision pyramidale d'autrefois est devenue obsolète, on ne veut plus d’un patron qui sache tout et mieux que les autres. Aujourd’hui, un bon patron c'est quelqu'un qui va s'assurer que la vision de l’entreprise est claire, que la culture est respectée et qui va constituer autour de lui une équipe suffisamment alignée pour atteindre sa mission.

Ce n’est pas son idée ou son choix qui sont retenues à la fin de la discussion, il faut que le mode de management et le processus décisionnel permettent de choisir la meilleure idée, d’où qu’elle vienne !

Au tour du CTO de passer à la moulinette, qu’attend-t-on d’un CTO aujourd’hui ?

Ça dépend de la phase de maturité de l’entreprise. Le mandat et les compétences du job évoluent en fonction de la maturité de l’entreprise.

Le CTO va d’abord être un architecte, son job est de poser les fondations du produit technologique. Il va le faire de manière quick and dirty ou créer un MVP embryonnaire mais scalable à terme. Personnellement je préfère cette deuxième stratégie, ce qui demande beaucoup de vision, d’agilité et de créativité.

Ensuite, quand la boîte grandit, il ne s’agit plus de construire une maison sur un terrain vierge, mais de faire évoluer les actifs. Faire évoluer le réseau d'électricité, créer de nouvelles routes, raser certaines maisons pour à terme construire une ville ! C'est un métier complètement différent, qui doit gérer l’existant. J’attends du CTO qu'il soit un organisateur, un planificateur. Ça peut être la même personne mais ça ne fait pas appel aux mêmes compétences.

Chez MeilleursAgents il y a eu 3 CTO. Julien Cheyssial, CTO-cofondateur, le Visionnaire. Puis Nicolas Mussat a été l'Architecte et posé les fondations de la ville et enfin Nicolas Baron a été le Développeur qui a transformé la ville en mégalopole...  

Quel niveau de compréhension business attends-tu de ton CTO ?

Je pense que tous les CTO doivent être business-minded : Il faut comprendre la vision client, la culture de l’entreprise, les enjeux de relations avec les investisseurs, les enjeux des autres métiers. Si le type ou la nana dit que ce n’est pas son domaine, aujourd’hui il ou elle est obsolète aussi. Les tours d’ivoires, ces équipes tech isolées du reste de l’entreprise, sont une époque révolue. C'était une vision des années 90, en 2000 ça a commencé à craquer, en 2022 c’est complètement dépassé.

"Pour pouvoir prendre les bonnes décisions, le CTO doit avoir une compréhension claire de la vision, du timing, des ressources financières dont il va disposer et du niveau d'activité qui va être attendu. Et ça c’est le job du CEO."

Comment fait-on concrètement pour développer une culture business lorsqu’on y a été peu confronté ?

C'est le rôle du CEO de faire monter en compétences ses C-levels. D'aider chacun à trouver sa place et de les accompagner.

Chez MeilleursAgents, on faisait plusieurs choses avec l’ensemble du Comité de Direction, notamment :  

  • une “Bouli World”, du nom du consultant en organisation avec qui on bossait. Au bout d’un an, tous nos process et organes de décisions étaient dépassés, on prenait 24h pour tout refaire ensemble. Chacun avait une vue holistique de l’entreprise, des enjeux de chaque partie prenante, ça remettait tout le monde à niveau.  
  • un séminaire stratégique : 2 jours à parler business et stratégie, à traduire la vision en enjeux puis en OKR pour les 12 prochains mois

Quel est le niveau d’implication attendu du CTO dans la stratégie de l’entreprise ?

"Le rôle de la tech dans la stratégie de l'entreprise est central, la tech est source d’avantages compétitifs qui permettent de dépasser les concurrents."

A moins d’avoir un quasi-monopole comme la SNCF, qui peut se permettre de prendre un peu de retard dans son virage digital… Toute entreprise qui rate le virage stratégique des nouvelles techno se met en danger.

Chez MeilleursAgents, le  choix de language Python, dont on a parlé plus tôt, était une décision stratégique. En 2009, les concurrents n’étaient pas sur ce langage, il y avait peu de développeurs et Nicolas Mussat a tout de suite compris que ce serait un langage d’avenir. On a recruté des développeurs PHP qu’on a formés au nouveau langage et ce choix nous a permis de devenir leader. Il fallait avoir une vraie vision tech pour demander ça.

Comment savoir si l’investissement technologique de l’entreprise est pertinent et si la tech tourne bien ?

Jusqu’en 2015, on mesurait la performance de la tech grâce à la roadmap Produits. Si, en fin d’année, elle avait été respectée, c’est que ça tournait bien. Puis on a basculé sur la méthode OKR en 2016, post série B. Le comex a défini 7 (c’était trop) puis 3 Objectives Key Result, et laissé toute l’autonomie aux équipes de définir comment les atteindre. Je suivais simplement l’évolution des OKR.

Ça a été un point de bascule pour la boîte ! Passée une certaine taille, il devient nécessaire de lâcher les manettes et de donner les clés aux équipes. La transition n’a pas été simple, il a fallu lâcher prise et tenir la ligne face aux investisseurs pour qui cette méthode était aussi nouvelle et inconfortable. Mais le bilan a été très positif, je pense que ça nous a permis d’attirer et de garder les meilleurs talents et puis on a atteint les objectifs fixés.

Est-ce que ton binôme CEO-CTO a toujours bien fonctionné ?

Globalement oui, autant ça m’est arrivé que ça fritte avec les ventes, mais pas avec la tech, j’ai toujours eu d’excellentes relations. Même si j’aurais voulu que ça aille plus vite.  Il y a eu des moments de frustration évidemment. Parfois Nicolas me disait, ah non là je peux pas, j’ai une refacto ! La fameuse refacto de Nicolas qui devait durer 15 jours et qui mettait 3 fois plus de temps, c’est toujours comme ça. Il faut accepter qu’il y ait un temps improductif, dédié aux corrections des choses du passé. La dette technique, c’est, je pense, le premier sujet de discorde entre les investisseurs, le management et les équipes techniques. C’est là où la confiance et le dialogue sont hyper importants, car on peut péter une équipe comme ça.

Alors justement, comment fait-on pour construire un binôme CEO-CTO fort ?

"Chez MeilleursAgents, j’ai mis un point d’honneur à développer un culte de la transparence. C’est pour moi le terreau indispensable pour construire une culture d’entraide et d’excellence entre le binôme CEO-CTO d’une part, et à l’échelle de toute l’entreprise, d’autre part."

C’est une conviction que je me suis forgée à la suite de mauvaises expériences. Le Diafoirus du Malade Imaginaire* ça te parle ? Ce moment où ton interlocuteur commence à t’enfumer avec son verbiage… Ça m’est arrivé lorsque j'étais administrateur de boîtes. Tu sens qu’il y a un problème, en creusant tu finis par tomber dessus et tu as déjà pris 6 mois dans la gueule. Ça me rendait dingue ! J’ai toujours tenu au courant mes investisseurs des pépins qu’on rencontrait, ça me forçait à tout de suite réfléchir aux enjeux et à comment résoudre la situation ensemble.

Si les gens de ton comex sont intègres, ils vont agir comme toi. Accepter les erreurs forge une confiance qui amène à une culture d’entraide et d’excellence.

Toi tu fais de la montagne, tu connais ça parfaitement. On a pour objectif un sommet coton, les ambitions sont élevées... Donc, on prend les meilleurs, on s'entraîne, on s’équipe, on prépare notre truc. Maintenant qu’on est parti, l’entraide ça veut dire quoi ? Si je vois une personne en galère, bien sûr j’ai l’obligation de l’aider. Je suis en galère, j’ai l’obligation d’appeler à l’aide, moins facile ! Je commence à avoir mal au pied, juste un petit peu, si ça commence à devenir vraiment merdique, qu’est ce qui va se passer si je n’en parle pas ? On avance vers le sommet à 6000 mètres et si arrivé en haut je ne peux plus marcher ? Je vais mettre toute la cordée en danger. C’est plus mon problème, c’est notre problème. Cette obligation d’appeler à l’aide. Les gens la comprennent quand on la met en œuvre.

Si tu acceptes les erreurs, ça veut dire que tu n’engueules jamais tes équipes ?

S’ils me disent les choses, non. En revanche si le CTO me cache des choses, voire qu’il me ment, alors là je vais gueuler comme un âne ! En revanche, je pardonne complètement le fait de ne pas savoir, de s’être trompé, d’avoir besoin d’aide. C’est même pas je pardonne, je remercie !

"Mais si les gens sont bons autour de moi, où est le problème du coup ? Nicolas n’a pas su faire, Julien n’a pas su faire ? Ha bah c’est que ça devait vraiment être compliqué !"

*Thomas Diafoirus est médecin de la pièce Le Malade imaginaire de Molière. Il propose d'épouser la fille aînée du personnage principal Angélique; Molière dépeint Diafoirus comme un homme pédant qui aime utiliser une terminologie scientifique élaborée, mais n'est pas trop préoccupé par la santé réelle de ses patients.

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