


Les 90 jours du CTO de scale-up
"On commence 90 jours avant son arrivée ! Tu devrais renommer ton article… 😜"
Le métier de CTO de scale-up n’a plus rien à voir avec celui des débuts, le CTO passe d’un rôle hands-on à un rôle de “C”. Il ne doit plus faire lui-même mais déléguer en gardant une vue globale et alignée avec la mission de l’entreprise. Mise en place d’une nouvelle organisation, de process, communication, recrutements massifs et management sont ses nouvelles missions du quotidien. Pour les amoureux du code, il n’est pas rare de passer la main à une personne plus expérimentée et passionnée d’organisation et process pour la tenue à bien de la mission. Les arrivées, départs, changements d’organisation à répétition ont de quoi fatiguer les équipes. Dans ce contexte chaotique, il n’est pas rare d’attendre du nouveau venu des capacités hors du commun !
Comment préparer et réussir ses 90 premiers jours ? Comment prioriser les combats à mener sur le court ou le long terme ? Quelles sont les difficultés à anticiper pour tenir la longueur et ne pas être qu’un héros d’un jour ?
Avant de rejoindre en tant que VP Engineering Meero1, la licorne qui disrupte le marché de la photographie professionnelle, Michael Durand a fait ses armes en ESN puis dans la Silicon Valley. À son retour en France, il enchaîne les positions de CTO et développe une véritable expertise en accompagnement au changement. Après une longue discussion sur le livre de Michael Watkins2, nous avons décidé d’attaquer ensemble le sujet des 90 premiers jours au prisme du CTO !

Est-ce que tu peux me décrire ton mandat et le contexte chaotique de ta prise de poste chez Meero ?
Lorsque je suis arrivé chez Meero en avril 2021, l’entreprise avait été fortement secouée par la crise covid19. L’entreprise a subi un plan social et il a fallu plusieurs mois pour que ça reparte.
Dans ce contexte, le moral n’était pas au plus haut, d’autant plus que Meero s’est construit dans un esprit de camaraderie et d’enthousiasme : les employés passaient non seulement beaucoup de temps ensemble au travail, mais ils continuaient ensuite au bar ou au resto. Avec le confinement brutal et le départ d’une partie de leurs collègues et amis, la crise du covid19 a brisé ces repères du jour au lendemain.
A mon arrivée, il y avait environ 40 personnes dans l’équipe tech divisée en trois pôles indépendants : software, data, R&D. Chacune de ces équipes travaillaient sur le produit historique de Meero, l’organisation de photoshoots, ainsi que sur des nouveaux business, comme par exemple l’AI as a service disponible aujourd'hui.
Ma mission en arrivant était de pérenniser le produit historique en automatisant les opérations et ainsi travailler sur sa stabilité et sa rentabilité, mais aussi de réorganiser les équipes afin de mettre en production les nouveaux business.
Si on se réfère au bouquin, qui décrit le contexte d’une entreprise par l’acronyme, STARS3, je me trouvais dans deux cas de figure : Sustaining Success et Start-Up.

Étais-tu attendu comme un super héros ? Quelles étaient les attentes des équipes et de la direction ?
Côté direction, ils avaient une idée très précise de ce qu’ils attendaient. Ils cherchaient quelqu’un avec un track record organisationnel, international, qui était déjà arrivé sur une équipe qui avait besoin d’être remotivée.
Au niveau des équipes, mon rôle n’existait pas, ils n’attendaient pas un super héros mais ils avaient des besoins : des manques dans l’organisation et la structuration des équipes et des process, ainsi que le manque de visibilité sur le business. Il a fallu que je fasse mes preuves.
Les 90 premiers jours du VP Engineering / CTO, par quoi on commence ?
On commence 90 jours avant son arrivée ! Tu devrais renommer ton article… 😜 On ne va pas se mentir, dès la signature de la promesse d’embauche et le lancement du préavis, on a déjà la tête dans le nouveau job.
Pour me préparer à la prise de poste, je commence par réviser mes classiques, j’ouvre quelques bouquins et articles3. Ça améliore ma compréhension du contexte et me permet d’arriver avec un regard frais. Je suis convaincu qu’il ne sert à rien d’arriver avec un modèle pré-conçu, ce qui a marché dans la boîte précédente ne marchera pas dans la nouvelle, ce n’est pas le même contexte ni les mêmes personnes. Arriver avec un framework tout prêt serait la meilleure manière de dégouter les développeurs et c’est compliqué de faire quoi que ce soit quand les gens ne sont pas convaincus que tu es là pour les aider.
Ensuite, je prends de l’avance sur mon arrivée ! Je discute beaucoup avec le CEO et rencontre les C-levels ; leur agenda étant toujours très serré, le faire avant l’entrée en poste est un gain de temps énorme.
Puis je pars en vacances et là c’est silence radio. J’aime bien arriver frais et motivé.
Tu n’échanges pas avec l’équipe tech ?
J’ai rarement eu la chance de pouvoir faire un tuilage avec l’ancien CTO. Il est souvent parti et j’arrive dans l’urgence ou pour une création de poste. J’attends mon arrivée pour l’aborder, l’équipe se prépare déjà à un changement important, ce n’est pas la peine de les brusquer.
Entrons dans le coeur du sujet, Michael, à quoi ressemblent tes 90 premiers jours ?
Il y a 3 phases dans ces 90 premiers jours, une par mois, avec chacune un objectif différent.
1er mois : apprendre, comprendre et bâtir une relation productive avec son boss
Mon premier mois, je cherche à comprendre le business, la culture de la boîte et le niveau d’interaction avec le pôle tech. Pour ça je passe du temps avec les équipes, tech et non tech, ça me permet de créer du lien et d’identifier au fur et à mesure le delta entre ce qui est en place et ce dont ils ont besoin.
En parallèle, je passe du temps avec mon boss, il faut que ma mission soit super claire pour que je sache où mettre l’effort. Pour lui, comme pour moi. D’après Michael Watkins, Il y a cinq discussions à avoir, je trouve ça assez bien foutu, c’est ma check list :
- La conversation “Diagnostic de l’organisation”
- La conversation “Attentes”
- La conversation “Ressources”
- La conversation “Style”
- La conversation “Développement personnel”
A l’issue de ces discussions, je matérialise mon mandat dans un calendrier idéal.

Apprendre, comprendre, planifier. Tu es dans l’observation et la structuration. Est-ce que ça veut dire que tu ne mets pas en place de chantiers incrémentaux dès le début ?
D’un point de vue opérationnel, surtout je ne touche à rien qui fonctionne ! Même si ce n’est pas ta façon de faire, ou si ce n’est pas optimal, ta vision en arrivant est certainement simplifiée. C’est peu probable de pouvoir apporter des solutions opérationnelles pertinentes dès le premier mois.
Par contre, si je vois quelques quick wins qui touchent mes domaines d'expertise, je les actionne immédiatement. Par exemple, le recrutement : chez Meero, j’ai rapidement vu que le process n’était pas vu comme un tout et j’avais déjà un framework pertinent qui pouvait combler les trous. Même si le processus de recrutement peut changer avec les gros chantiers qui viennent ensuite, comme les Career Paths, commencer à le mettre en place permet de former les collaborateurs au recrutement.
Autrement, j’attends le second trimestre pour lancer les gros chantiers. Attendre quelques mois permet d’identifier les parties prenantes, les champions qui vont être tes relais et qu’il y ait le bon niveau d’énergie dans l’équipe pour se lancer.
2e mois : mettre en place les rituels
Après avoir été spectateur pendant un mois, je structure l’information et la communication. Il y a des infos prioritaires à transmettre et à recevoir. Je prends la maîtrise du sujet et construis ma propre cadence sur une semaine avec un objectif précis par rituel :
- Un kick off avec toute l’équipe tech de 15 minutes le lundi matin pour connecter et communiquer l’intention de la semaine. On remonte quelques chiffres clefs de l’activité, on invite une autre équipe pour présenter un sujet en 5 minutes (par exemple, Fanny notre CRO vient parler d’un contrat gagné) et on termine par un Q&A.
- Une réunion de pilotage avec les N-1. J’ai pour objectif de passer 10% de mon temps max sur le pilotage. Au début, c’est évidemment ok d’y passer plus de temps, mais il te faut un plan pour atteindre cet objectif. Il n’y a pas de secret, ça passe par de l’automatisation et une bonne compréhension des responsabilités de chacun.
- Un point hebdo dédié à la formation avec tous mes N-1 pour les accompagner et qui m’aidera ensuite à déléguer plus facilement. Au départ, on se concentre sur la productivité, comme la gestion de leur temps, les rituels, les interactions avec les équipes. Par exemple, on a travaillé les meetings sur 3 semaines, jusqu’à trouver un truc qui allait bien. Ensuite, on tacle des chantiers plus structurels ou plus techniques. C’est un investissement moyen/long terme assez coûteux puisqu’on y passe ½ journée par semaine, mais il est vite très rentable.
- Un meeting dédié au partage de connaissance : chaque équipe partage une avancée ou un point d’intérêt, par exemple un nouvel algo de traitement d’image dont on fait la démo.
Il faut commencer par construire les outils qui vont te permettre d’attaquer les chantiers ensuite.

La productivité, vaste sujet dans l’entreprise, il est rare que tout le monde ait l’hygiène de réunion que tu décris… Comment fais-tu pour accompagner au changement ?
Il y a deux trucs à avoir en tête. Le premier, c’est qu’il faut convaincre ! C’est fini le management où tu imposes des choses top down à ton équipe. Par expérience, ce qu’il va se passer c’est que tu entendras un manager dire à ses équipes, “il y a machin qui nous a demandé de faire ça, c’est débile mais on le fait quand même.” Peu de chances d’obtenir un travail de qualité dans ces conditions. Mieux vaut passer du temps au départ à convaincre, même si on a l’impression de perdre du temps.
Deuxième tips, sortir de son contexte un truc considéré comme normal. Par exemple, je me suis amusé à chiffrer le coût des réunions, comme si on travaillait au taux horaire avec un avocat. Ca a nettement diminué le nombre de meeting où 40 personnes de l’équipe étaient invitées sans motif particulier.
3e mois : être au clair sur tous les sujets et construire sa roadmap
La roadmap te rattrape, il faut déjà être au clair sur l’ensemble des sujets, c'est-à-dire savoir se positionner ou avoir quelqu’un en interne en lead sur le sujet.
Encore une fois, l’effort sur le pilotage doit être très léger à mon niveau. On traite entre 50 et 100 sujets par quarter, il faut que l’info vienne à toi de manière synthétique et structurée. Quand il y a des problèmes, ça m’arrive de descendre d’un cran, autrement on les balaye d’un coup d'œil sur Asana ce qui me laisse le temps de me consacrer aux sujets cruciaux.
Quels sont tes sujets cruciaux ? Comment tu priorises le court-terme du long-terme ?
Il y a pour moi deux types de sujets importants, des sujets people et des sujets techniques.
Pour les sujets people, il faut prioriser tous les sujets qui concernent le positionnement des collaborateurs. Il est important qu’ils puissent se projeter dans leur carrière et qu'ils puissent comprendre en quoi le travail qu'ils font aujourd’hui s’inscrit dans cette gestion de carrière. Selon la maturité de l’entreprise et la synergie avec l’équipe RH, il peut manquer des étapes essentielles.
Pour les sujets techniques, je priorise ceux qui me permettent d’avoir une vision objective de la chaîne de Delivery. Par exemple, avoir de bons KPIs permet ensuite d'ajuster plus facilement.
Dans l’ensemble, il faut rester très à l’écoute de ce qui se passe ici et maintenant dans l’équipe. Les sujets structurels qu’un CTO ou un VP of engineering peut amener dans une équipe sont nombreux, mais dépendent beaucoup du contexte humain et culturel de l’entreprise. Chez Meero, l’équipe technique était demandeuse de changement, ce qui a facilité la mise en place de sujets délicats. Dans d’autres contextes, la résistance au changement est en soi une indication, ça nous montre qu’il reste des sujets à adresser plus prioritairement, ceux qui cristallisent des tensions.
À l’inverse quels sont les sujets que tu n’ouvres surtout pas dans les trois premiers mois ?
En fait, ça dépend de ce que les équipes te remontent. Je regarde deux signaux pour savoir si je dois restreindre le nombre de chantiers que je veux mettre en place ou la vitesse de déploiement des chantiers :
- Je commence par tester l’idée de façon informelle avec différentes personnes, entre 10 et 15 environ, et je regarde combien semblent intéressés au point de participer. C’est une façon un peu simpliste de prendre la température sur un sujet, mais je trouve que c’est un indicateur efficace. Si je trouve une ou plusieurs personnes qui peuvent servir soit de relais soit de leader, je lance le projet.
- Je surveille les retours des managers : ces rôles sont ceux à qui on demande d’être le plus flexible dans leurs tâches, ils absorbent le gros des changements mis en place. S’ils nous indiquent que la charge est trop importante, on s’adapte.
Bien évidemment, c’est une technique qui n’est valable que dans les premiers temps. Lorsque j’arrive dans une période plus prévisible pour moi, j’ai normalement assez d’informations pour planifier les chantiers selon leur importance.
Les difficultés que tu rencontres ? Auprès de l’équipe, du comex ?
Doser son effort est certainement le point le plus compliqué. L’enthousiasme du début lors de la prise de poste peut amener à une accumulation de sujets en parallèle qu’il devient ensuite très difficile de gérer. Je me suis beaucoup appuyé sur l’expérience de mon supérieur pour évaluer quel projet allait me prendre beaucoup d’énergie de temps et quels étaient ceux que je pouvais terminer rapidement.
Les difficultés dans les équipes viennent du fait que tu essayes de trouver des modèles et des solutions qui conviennent à tout le monde, mais ils trouvent leurs limites dans l'individualité des personnes. Il faut se rappeler que c’est le modèle qui doit être flexible pour être bon et que c’est justement cette sophistication qui rend le travail intéressant.
Sources :
1 Michael est VP Engineering, il n’y a pas de CTO chez Meero. Le cœur de son mandat consiste à mettre en place de l'organisation et les processus nécessaires pour supporter l’hypercroissance, il est résolument orienté people. La vision technologique chez Meero est portée par un directeur R&D subalterne, la vision produit par un CPO. Voici 2 articles qui illustrents cette distinction : https://gajus.medium.com/cto-vs-head-of-engineer-8845da32ea67
https://bothsidesofthetable.com/want-to-know-the-difference-between-a-cto-and-a-vp-engineering-4fc3750c596b?gi=72c8b1808c5e
2 90 jours pour réussir sa prise de poste, Michael Watkins. Quelques notions résummées ici : https://hbr.org/2009/01/picking-the-right-transition-strategy
3 Les articles que regarde Michael avant sa prise de poste : https://medium.com/swlh/what-flavour-cto-does-your-business-need-d86e8153fe6e https://calbucci.com/the-5-stages-of-cto-career-chasm-9d7c04e2ae66?gi=1d3abc1f6128