


Tech, comment impacter la North Star Metric ?
Xavier Lazarus, en tant qu'investisseur, est un protagoniste évident du débat. Grâce à sa longue expérience en board, il nous partage son opinion et les bonnes pratiques qu’il a pu identifier au sein du portefeuille d’Elaia.
J’ai lancé eigerX en septembre dernier dans l’optique de mettre Tech et Business sur la même longueur d’onde. Dans un monde où 100% des entreprises font appel à la technologie, le besoin de dialogue entre ces 2 mondes n’a jamais été aussi fort. Et pourtant de nombreux à priori persistent sur les ingénieurs, entrepreneurs et investisseurs ! Ce sujet de dialogue entre deux mondes est bien familier de Xavier Lazarus. Ce monsieur du VC a fait sa première partie de carrière en tant qu’enseignant chercheur en mathématiques avant de cofonder Elaia.
Le fonds d’investissement s’attelle depuis 2002 à créer des passerelles entre le monde de la recherche et l’entrepreneuriat. Comment ? En investissant une partie de ses actifs dans la Deeptech. Ces startups deeptech, liées au monde de la recherche, proposent un produit ou service construit sur la base d'innovations de rupture. Son équipe compte 7 PhDs. Le fonds possède un joli track record, Elaia a notamment investi dans les premiers tours d’investissements de Mirakl, Criteo, Shift Technology, 3 des 26 licornes que l’on compte aujourd’hui en France et le track Deeptech s’annonce très prometteur avec des entreprises telles que Alice&Bob, Aqemia et Mablink.
Parmi mes nombreuses discussions avec les CTO, un sujet revient régulièrement sur la table : comment impacter la North Star de l’entreprise ? Ce qui revient pour le CTO à répondre à l’éternelle question “je présente quoi comme slide au board ?!” 😱 Pourquoi est-il si difficile pour un leader technique de répondre à cette question ? Comment se traduit l’implication de la tech au board ? Quelle est l’implication du fonds dans l’accompagnement de la Tech ?

North Star Metric : métrique qu’utilise une entreprise comme indice de référence de sa croissance. Est-ce une notion théorique ou une approche que vous utilisez ?
Chez Elaia, on simplifie souvent à une petite poignée de métrique, voire à une seule. À défaut de pouvoir parler des métriques de toutes les startups du portefeuille, je peux te parler des métriques d’Elaia, on en a 2 types :
- les AUM (Assets Under Management), les montants de capitaux levés qu’on gère
- le multiple et le TRI (Taux de Rendement Interne) des fonds qui représentent leur performance
Les 2 sont sous contrôle l’une de l’autre. Développer la première au max amènerait à dégrader la seconde. Si tu avais tout le capital du monde, tu aurais la performance moyenne du secteur, c’est mathématique...
Quand une entreprise réussit à synthétiser le suivi de son activité à une seule métrique, ça veut dire qu’elle est arrivée à une certaine maturité de stratégie et de vision. Elle a choisi celle qui comptait le plus pour elle. C’est pour ça qu’on est sur une poignée de métriques pendant longtemps. Et même, quand tu démarres, il n'y en a aucune. En amorçage, il y a peu de chance que le business model d’origine soit le bon, donc te mettre tout de suite à chercher quelque chose qui synthétise tout, ce n’est pas possible. Une société développée comme Mirakl suit encore 2 métriques.
Est-ce que vous suivez des métriques tech en board ?
Pas à proprement parler, l’approche de la tech est qualitative. Par exemple, regarder l’uptime d’une application ne t’indique pas tout, une application peut planter 3h par an, t’es à 99,99%, c’est super.. mais si tu es un site de ecommerce et que ça se passe pendant le black friday, ce n’est pas bon du tout.
“Si la question est, est-ce qu’on doit suivre la technologie dans les boîtes dans lesquelles on investit, ma réponse est oui, profondément !”
Chez Elaia on investit dans des boîtes très techno : du software, de l’AI, des entreprises sorties de laboratoire. Ce qui a de la valeur, ce sont l’avance technologique et la propriété intellectuelle qu’ont ces entreprises sur leurs marchés. Il y a toujours un moment dans chaque board où on parle de produit et de technologie.
Le récent livre Accelerate démocratise 4 métriques tech majeures (frequency deployment, lead time, mean time to restore, change fail percentage) et démontre qu’elles sont corrélées à la performance business de l'entreprise.
Accelerate, est-ce un bouquin que tu as lu ou qui tourne dans les mains des investisseurs ?
Ce n’est pas encore arrivé aux board des start-ups dans lesquelles je suis impliquées, il y a d’ailleurs pleins de choses qui sont arrivées tardivement aux boards. Par exemple, les concepts de lean, de scrum, sont arrivés tard en board. Mais c’est une bonne pratique qui pourrait être intégrée.
Si on ne peut pas la mesurer par des indicateurs, comment savoir si la tech va bien, quelle est ton approche ?
On n’a pas d’approche universelle en la matière. On passe surtout beaucoup de temps à parler de la tech et du produit aux premiers boards.
On a besoin de plusieurs choses :
- une roadmap claire, sans roadmap on ne sait pas où on va.
- des avis externes pour vérifier que ce qui sort de la roadmap est bon. Des avis clients, des études, etc.
Passer du prototype au produit est un moment crucial. C’est souvent là que la boite deeptech réussit ou se plante. Très souvent, il y a des choses qui marchent extraordinairement dans le labo puis quand tu les mets dans la vraie vie, elles déçoivent. Le passage à l’échelle ne marche pas toujours. Et on sait qu’il y a un peu de valeur espérée qui va se perdre dans la nature en passant au produit, c’est inévitable. Mais la question est, combien ? Si à la fin on a trop perdu, a-t-on encore une avance sur le marché que l’on attaque ?
Ensuite il ne faut pas arrêter de monitorer la tech. On va chercher à voir les signaux qui peuvent traduire un problème de qualité ou de compétitivité. Est-ce que la concurrence gagne des parts de marché ? Pourquoi ? Est-ce le prix ou les concurrents qui sont meilleurs que nous ? C’est arrivé mille fois qu’une société démarre avec une meilleure offre et se fasse rattraper par la concurrence. Yahoo a été le meilleur moteur de recherche de tous les temps… jusqu’à ce que Google arrive.
“C’est un assessment permanent.”

Est-ce que vous faites appel à des experts tech externes ?
Oui, au moment de l’investissement initial, on fait presque toujours une expertise externe. Si le CEO me dit que son IA est la meilleure, pas de problème, j’appelle une star mondiale du monde académique qui va pouvoir me dire ce qu’il en est. 🙂
S’il me dit, “c’est extraordinaire, je n’ai jamais vu ça” je vais m’inquiéter, car ça veut dire qu’on est dans la recherche, pas dans le produit. “S’il me dit “ça tient la route”, c’est bien ! Ça me suffit. Car un produit exceptionnel, c’est toujours la version “état de l’art dans la recherche “ moins un…
En cours de route, c’est plus difficile, on est déjà juge et partie. Quand un board member appelle un expert, ça sent l’audit, ce n’est pas bon. Pour s’en prémunir, on va commencer par regarder la composition du board et placer un expert technique si c’est nécessaire. Si le risque relève d’un enjeu tech ou produit, on place un CTO. Plus la boîte est deeptech, plus il en faut un. Si le risque est le Go To Market, on préfère des experts du business autour de la table.
Et puis on va chercher des signaux externes en permanence. La startup organise souvent une conférence annuelle, quand on a de gros enjeux sur la boîte, on y va. C’est l’occasion de rencontrer les clients et de prendre le pouls. Si un client me dit que c’est une techno plus chère que les autres mais qu’il n’a jamais de problème, c’est super positif.
“Tant que la tech va bien, la boîte a une valeur”
C’est quand la tech ne va pas, que la boîte va perdre sa valeur stratégique et donc sa survaleur par rapport à sa simple valeur financière. C’est un thermomètre important dans notre monde d’investissement.
Plus largement, quelle est l’implication attendue de la tech et du CTO au board ?
Compte tenu de notre thèse d’investissement, il y a toujours un cofondateur tech au board. Pour investir dans une deeptech, c’est même un critère clé qu’un des cofondateurs ait un PhD dans le domaine en question. La tech est donc très présente au board, dès le départ.
Au passage, quand on prend nos meilleurs investissements chez Elaia, il y a beaucoup de sociétés où le CTO initial est le CEO. Philippe Corrot, par exemple, est aujourd’hui le CEO de Mirakl or il était aussi le CTO d’origine, et il est toujours impliqué sur la tech aujourd’hui... Même chose pour Maximilien Levesque, CEO d’Aqemia, au départ c’était le chercheur qui a créé la technologie à partir de ses travaux de recherche. Et quand on regarde les autres succès, dans tous les cas, ils ont des profils techniques de très haut niveau dans l’équipe fondatrice, ils pourraient largement être CTO bien qu’ils ne prennent pas toujours ce rôle.
Le risque avec les personnes très techniques, c’est de ne pas savoir ce qui se passe parce que la personne ne sait pas nous l’expliquer simplement.
“Un CTO, ce n’est pas un développeur, c’est quelqu’un qui va arbitrer des choix et les raconter. Au bout d’un moment, c'est une personne à la limite du marketing.”
Un marketing stratégique, produit et visionnaire. C’est quelqu’un capable de positionner ce que fait le produit par rapport à un grand mouvement mondial, voire être à l’avant-garde de ce grand mouvement.
Dans les meilleures cas, le CTO monte au même rythme que l’entreprise. Il développe sa pédagogie, ses compétences et a toute sa place au board, en permanence. C’est important pour nous de le voir et de l’écouter. Si au contraire, le CTO reste dans son jargon, dans son coin, on a un problème de visibilité. Même si le CTO de Google l’adore, ce n'est pas lui qui fera un chèque à la fin mais un exécutif du Corp Dév qui a besoin de corréler le produit à ses propres tendances à suivre. Donc on aime bien qu’il nous explique, mais on aime bien aussi dire parfois qu’on a rien compris et qu’il faut qu’il clarifie son propos.
“Un CTO, communiquant, fait partie des meilleures boîtes.”

Sur quels sujets le CTO doit-il prendre la parole ?
- la roadmap
- la vision d’un produit et d’une techno et de comment on va délivrer tout ça
- le positionnement compétitif, c’est important que le CTO puisse prendre la parole là-dessus
- comment il mesure et contrôle en permanence que ce qu’il fait est au top
C’est en lien avec le marketing produit, la compétition, le delivery, le customer success. C’est ça qu’on attend de lui. Et c’est dur, car ce ne sont pas toujours des managers dans l’âme. Il faut que le CTO passe de développeur en chef, voire principal contributeur à manager capable de porter les sujets 360 de sa fonction.
Quel est le niveau de compréhension business attendu de la part du CTO ? Et inversement, le niveau de compréhension tech attendu côté investisseur ?
Nous, on attend une compréhension business de leur côté. Par contre, il ne peut pas dire la même chose. En général, il se demande si l’investisseur comprend quand ils échangent sur la tech.
Chez Elaia, pour investir dans la tech on a commencé par construire notre culture. Il y a des scientifiques et ingénieurs dans l’entreprise, j’ai moi-même un doctorat en mathématiques. Ces personnes sont capables d’aller assez loin dans la compréhension des enjeux tech et scientifiques. Ils ont leur propre méthode ou, à défaut, des copains pour les aider à digérer un apprentissage sur un sujet qu’ils ne dominent pas. Par contre, n’avoir que ça serait une grosse erreur ! On a aussi une diversité d’âge, de genre, de parcours, de nationalités, d’intérêts, y compris des gens pas du tout techniques pour avoir une plus grande variété de points de vue. C’est comme ça qu’on construit une culture équilibrée.
C’est vrai qu’historiquement chez les anglo-saxons, les associés sont principalement d’anciens entrepreneurs issus de la tech. Tandis qu’en Europe, les associations se sont formées à partir de spin-off de banques et d’assurances. Là le background est plutôt école de commerce, ou école d’ingénieurs mais de ceux qui à la première occasion ont arrêté de faire des sciences… Et c’est dommage, car je pense que ce déficit de culture tech et scientifique peut parfois entraîner des erreurs de jugement.
“En Europe il y a très très très peu d’investisseurs qui ont une réelle culture technologique.”

Comment Elaia accompagne la Tech post-investissement ?
C’est très on-demand. En général, chez Elaia, quand on voit que quelqu’un a des challenges, on lui partage notre expérience, puis on lui fait rencontrer du monde. On a lancé un programme qu’on appelle le Venture Care pour nos entreprises en portefeuille. Louisa, notre CMO, organise régulièrement des dîners de CTO par exemple. On veille à ce que le groupe soit varié, qu’il n’y ait pas que des CTO capés qui pensent tout savoir, ou des jeunes qui se posent tous les mêmes questions… On aide aussi un CTO à trouver un mentor, s’il en ressent le besoin. On privilégie souvent un business angel CTO.
L’entrepreneuriat, c’est un métier de contact et ça ne s’apprend pas sur les bancs de l’école, quand on dit que ça démarre dans un garage, c’est une réalité ! Il faut passer par là pour devenir entrepreneur. Il faut aussi que le CTO passe par là, la première fois c‘est galère, puis la deuxième, ça va plus vite et la troisième fois, c’est extraordinaire. C’est un long apprentissage, et c’est une question d’expérience et de personne.
As-tu un exemple concret où la tech a largement impacter le business ?
C’est une histoire un peu ancienne mais elle reste très édifiante ! Tu prends le business modèle de Criteo qui a percé, celui du retargeting publicitaire. L’idée est assez simple, je prends un espace pub que j’achète à prix fixe, ensuite la pub affichée est bien choisie et la personne est bien ciblée. Si cette dernière clique, ce clic va avoir de la valeur car cette personne a une bonne probabilité d’acheter à terme, alors je vais revendre le clic avec une belle marge. Finalement, Criteo a ses débuts, c’était des traders. Ils arbitraient entre le prix fixe de la pub et le prix variable du clic qualifié.
Ce n'était pas une idée compliquée mais originale car les gens ne l’avaient pas eu. Mais, ils ne l’avaient pas eu pour une bonne raison : tout le monde peut acheter des espaces toute la journée et revendre les clics, ce qui est compliqué, c’est de gagner de l’argent entre les 2 sans que ce soit aléatoire.
Criteo a construit un algorithme monstrueux, car pour gagner de l’argent, il faut répondre en quelques millisecondes, à des questions incroyablement difficiles et prévoir que la personne va être un bon client, que le prix d’achat est suffisamment bas pour qu’on gagne de l’argent, derrière il faut créer de la pub personnalisée à la volée, car chaque personne a sa propre pub, et là on se rend compte que c’est un enjeu de technologie de haute complexité. Tout le monde pense que c’est une boîte de pub, alors que c’est la première boîte d’IA at scale en France. Sans la technologie, Criteo n’existe pas et ne peut pas gagner d’argent.
“Criteo, c’est de la science, de l'ingénierie at scale et les choix d’un leader technique pour délivrer le service.”
As-tu de bonnes pratiques à partager aux CTO ?
Oui j’ai 2 choses à partager. Premier point, le management au niveau des investisseurs dans une boîte tech, en termes de compréhension, d’expectative, etc. c’est le sujet du CTO pas celui du CEO. Plus la boîte est tech, plus c’est son sujet. Apprendre à savoir discuter, avec des investisseurs, c’est FON-DA-MEN-TAL.
“CTO, si vous pensez que venir en board n’est pas votre sujet, vous vous trompez !”
Deuxième point, on n’apprend pas seul, et pas uniquement avec ses pairs. On apprend avec ses pairs plus expérimentés. Trouvez-vous un mentor. Un CTO plus expérimenté qui a 2 ou 3 coups d’avances. si la personne est dans une boîte méga développée et ne touche plus le sol, ça ne sert à rien. Mais quelqu’un qui va vous donner la bonne idée, vous partager des bouquins… Un Romain Niccoli de Criteo, ou Nagi Letaifa de Mirakl. Quelqu’un qui accepte de passer un peu de temps, d’aider un jeune CTO à devenir un grand CTO.