Une politique salariale juste
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4.10.2022
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Pierre Couzy

Une politique salariale juste

"Les salaires historiques n’étant pas justes, j’ai mis en place une règle d’augmentation prenant en compte le mérite du développeur pour gommer les différences. Toute personne qui progresse vite doit voir sa progression reconnue."

Le salaire, sujet de crispation dans notre société qui nous renvoie à notre rapport à l’argent et au travail. Pourquoi je me lève chaque matin pour aller travailler ? En travaillant dans une entreprise à but lucratif, toute la question est de trouver comment avoir un rapport sain à l’argent avec son employeur et ses camarades… 

Le développeur n’est pas épargné par ces considérations, bien au contraire. Le sujet est  sensible dans la population tech et le CTO est souvent précurseur à la mise en place d’une politique salariale dans la startup. Secondaire au début de l’aventure, la politique salariale devient cruciale au moment du scale si le CTO ne veut pas voir ses équipes historiques partir. 

Qu’entend-t-on par politique salariale ? A quel moment se lancer sur le sujet et comment convaincre son CEO ? Qu’est ce qui est juste pour le développeur et l’entreprise ? Comment la mettre en place et  gérer la transition avec les équipes historiques ?

Pierre Couzy, CTO de Botify, est passionné par le scale dans les environnements complexes. Il a connu l’hypercroissance chez Ledger et Criteo avant de rejoindre Botify, la solution aide les marques à augmenter leur trafic SEO et leurs revenus avec de la data actionable. Pierre porte des convictions fortes qu’il a pu expérimenter tout au long de son parcours, il nous partage ici son opinion illustrée par son retour d’expérience chez Botify.

Pierre, c’est quoi une politique salariale ?

Une politique salariale est une manière de sortir les facteurs personnels de l’évaluation du travail et de garantir que les compétences de chaque individu sont valorisées de la même façon dans l’entreprise, sans biais d’âge, genre, charisme, etc. 

La politique salariale crée un cadre objectif de repères entre la rémunération perçue par les salariés et la valeur créée pour l’entreprise. 

A titre d’exemple, dans les grandes entreprises traditionnelles, les échelons et niveaux de séniorité sont très codifiés, là où dans la startup ça n’existe pas. Les salaires sont fixés et négociés en fonction des besoins et de l’argent dont on dispose, négociés de gré à gré, décorrélés de la valeur apportée par le salarié.

Pourquoi mettre en place une politique salariale ?

"S’il n’y a pas un intérêt égoïste pour chacun, entreprise et développeur, ça ne marchera pas".

Du point de vue du développeur, la politique salariale lui apporte 2 garanties : 

  • L’estime de soi, le développeur sait où il en est et ce qu’il vaut, il n’a pas d’énergie à perdre à se préoccuper du marché. 
  • Son salaire est corrélé à sa progression, s’il progresse plus vite qu’un autre, ça se verra sur son salaire et il augmentera sa valeur sur le marché.

Du point de vue de l’entreprise :

  • L’énergie économisée à ne plus gérer le sujet salarial au cas par cas est colossale. Les discussions deviennent moins difficiles pour les managers car la politique salariale amène un cadre rationnel.
  • Finis les mésententes entre équipes et déséquilibres qui engendrent des rattrapages in extremis pour ne pas voir une partie de l’équipe partir. S'ensuit une baisse nette des démissions.

A quel moment mettre en place une politique salariale ? Quel a été le déclencheur chez Botify ?

Au stade de série B, C, les dirigeants considèrent la masse salariale comme un investissement à part entière et plus seulement un poste de coût. On lâche les brides, il y a du cash pour la vague de recrutement massive qui s’annonce. Les profils seniors sont privilégiés pour structurer rapidement la tech. On est bien loin des périmètres de job et salaires des équipes historiques… 

Chez Botify, j’ai mis en place la politique salariale de Botify début 2020. La croissance était rapide, l’équipe comptait 24 ingénieurs et était sur le point de doubler. Il n’y avait pas toujours de lien entre les titres et salaires et de grosses différences étaient visibles, notamment sur des profils junior.

Comment construire une politique salariale juste ? Par quoi tu commences ?

Les éléments fondamentaux sont toujours les mêmes, il faut les mettre en contexte en fonction de la taille de l’entreprise et de sa philosophie :

  • les niveaux de séniorités
  • les niveaux de salaires 
  • les règles d’évolutions et de transparence

On a en tête les échelons de séniorités très codifiés des cabinets de conseils (associate, senior associate, VP, partner) mais comment faire en startup quand tu pars de rien et que tous les postes existants sont disparates ?

J'harmonise les titres de poste. Pendant la transition un développeur peut avoir les deux, le nouveau et l’ancien. Puis je mets en place les échelons de séniorités. 

Attention à ne pas mettre trop d’échelons, cela se traduirait par des promotions rapides à faible impact qui mettraient en compétition les individus au lieu de créer de l’émulation. On peut lire ici un très bon exemple des travers de la culture promo-oriented de Google qui compte de nombreux échelons. 

Dans une scale-up on attend de l’équipe qu’elle soit alignée sur un même but. Commencer par 3 échelons constitue un cadre lisible, facile à expliquer : 

  • Junior (fait encore des erreurs)
  • Confirmé (autonome sur son projet)
  • Senior (peut accompagner des personnes ou mener des projets plus ambitieux)

Lorsque la boîte grandira, on verra apparaître de nouveaux échelons de séniorité liés à l’élargissement du périmètre des équipes et à l'émergence de nouvelles expertises. 

"La définition de ces niveaux de séniorité doit rester intuitive. Aller dans une définition trop précise pour chaque poste pousserait vers des comportements non souhaités (détourner le système) et omet les facteurs limitants type “team player”, “toxicité”…"

Une fois les niveaux de séniorités fixés, comment définis-tu les niveaux de salaires de cette nouvelle grille ? Comment procèdes-tu concrètement ?

Pour définir les niveaux de salaires, je m’aligne aux prix du marché. Ça permet de mettre la motivation des développeurs ailleurs. Ce qui motivera le départ ou l’arrivée d’un candidat, c’est sa vitesse de progression, l’intérêt du boulot, la culture d’entreprise.

Plusieurs acteurs proposent des benchmarks (Figures notamment, spécialisé sur les startups françaises) que l’on peut croiser avec des retours de ses pairs CTO. Le marché bougeant très vite, je fais une réévaluation périodique de cette grille.

Appliquer la grille de salaire avec les nouveaux arrivants parait assez évident mais comment fais-tu concrètement avec les salaires historiques ?

Les salaires historiques sont généralement plus bas, l’arrivée de la politique salariale signifie donc une augmentation des salaires. J’ajuste au moment de l’évaluation annuelle selon certaines règles. 

En France, on ne peut pas baisser les salaires, si certains salaires historiques sont au dessus de la grille, ils y restent, ce qui n’est pas très juste, mais pas pour très longtemps…

Comment fais-tu pour que cette politique salariale soit juste ? Quelles sont ces règles d’évolutions et de transparence ?

Cette dernière étape est conséquente car elle reflète la philosophie de son équipe tech. Chez Botify, je cherche à développer une excellence partagée. J’utilise deux critères d’évolution que je communique de manière très explicite : mérite et justice.

Les salaires historiques n’étant pas justes, j’ai mis en place une règle d’augmentation prenant en compte le mérite du développeur pour gommer les différences. 

Pour illustrer, à niveau de séniorité égal, celui qui a la meilleure performance est celui qui a la plus grosse augmentation. En revanche, quelqu’un de moins bien payé que ses camarades au même niveau de séniorité et de performance doit être plus augmenté au moment de l’évaluation annuelle. Ces règles d'augmentation sont connues et comprises par les développeurs. 

Après deux augmentations, le salaire devient juste pour tous, car aligné à la grille de salaires. 

Il existe ensuite des différences de salaires entre les développeurs mais corrélées à leur niveau de séniorité, ce qui est juste à mes yeux.

"Toute personne qui progresse vite doit voir sa progression reconnue."

Est-ce ça veut dire que la séniorité n’est pas corrélée au nombre d’années d’expériences du développeur mais à sa performance ?

Oui, les startups ont pour caractéristique d’attirer et de faire émerger des gens brillants : le métier change à toute vitesse et ils gagnent plus vite en séniorité que dans une entreprise plus traditionnelle. 

Les nouvelles règles de promotions reposent sur les mêmes principes que les règles d’augmentation : mérite et justice.(on distingue l’augmentation annuelle de la promotion : le fait de passer du niveau junior, à confirmé puis sénior) 

En ce sens, un junior sur-motivé grâce aux nouveaux critères de promotions peut devenir sénior seulement deux ans après son arrivée. Ce qui ne rend pas facile l’arrivée des séniors…

Comment la mise en place de la politique salariale est-elle accueillie par l’équipe tech ? Des réactions à anticiper ?

La mise en place d’une politique salariale juste est bien accueillie de manière générale car elle prend en compte l’existant, harmonise les job titles et son premier impact est généralement de relever certains salaires ! 

Il faut cependant s’attendre à la contestation des niveaux de séniorité. Là où ça coince c’est avec les grandes gueules de l’ingénierie à qui l’ancien système profitait plus. 

Le milieu de l’ingénierie compte son lot de fortes têtes et il faut s’attendre à des discussions musclées avec eux. Avant la mise en place de la politique salariale, ces profils pouvaient donner plus de voix et il n’était pas rare de voir une concordance avec leurs salaires. 

Challenger le développeur sur sa performance et sa vitesse de progression sur l’année à venir (corrélée au niveau de salaire et donc de séniorité dans lequel il se voit) constitue un bon argument pour le manager.

D’autres difficultés à anticiper lors de la mise en place de la politique salariale ?

Les réticences viennent sans surprise des pairs CXO.

Ces réticences sont souvent liées à la culture startup des débuts. L’habitude était de travailler avec des juniors et le regard sur les salaires est resté figé à ces niveaux. Chez Botify, le CFO est super, on a tout de suite travaillé ensemble.

Et comment fais-tu pour justifier une différence de traitement des salaires entre la tech et le reste de l’entreprise ?

C’est une objection systématique, le CTO doit faire preuve de pédagogie pour éviter le piège de l'ingénierie versus le reste du monde. La population tech est en avance de phase et très sensible et carrée par rapport à ces éléments. 

De plus, il ne faut pas oublier de prendre en compte l’existant et suggérer d’adopter la même approche aux autres CXO.

L’exercice de la mise en place d’une politique salariale juste nécessite empathie et fermeté. Il faut être capable de se mettre à la place du développeur tout en gardant en tête les intérêts de l’entreprise et son historique. Cette politique reflète la philosophie de l’équipe tech et fait référence dans des moments sensibles : du recrutement du développeur, à son évaluation annuelle, voire son départ. Sa justesse et sa logique doivent être simples à comprendre et faciles à mettre en œuvre. Le CTO n’emporte pas l'unanimité des foules au départ, notamment auprès de ses pairs CXO, mais n’est-ce pas un parfait outil pour asseoir sa vision et son leadership ?

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